VII
Cette scène violente ne me fut pas profitable. Ma femme m’en garda une rancune silencieuse, mais persistante, que ne purent effacer les humilités de mon repentir. Elle continua de veiller sur ma convalescence, comme elle avait veillé sur ma maladie, avec la même stricte ponctualité, un peu plus glacée, voilà tout. C’est tout ce que je gagnai à cet accès de révolte qui fut plus fort que ma volonté. Durant cinq jours – les cinq jours qui suivirent ce fâcheux et inutile drame –, Jeanne ne répondit que par de secs, par de durs monosyllabes, aux questions, d’ailleurs embarrassées et timides, que je lui adressais. Une fois, j’osai l’implorer.
– Jeanne !... Jeanne !... m’écriai-je. Vous pensez toujours à ces vilaines choses ?
– Pas du tout, je vous assure.
– Si, si... vous y pensez ! Je le sens, je le vois... Vous ne parlez plus... Vous êtes toute triste... Je vous fais horreur !... Jeanne, écoutez-moi... Venez plus près de moi... Donnez-moi votre main.
Elle allongea sa main vers moi, sa main froide et molle, une main de morte... Je poursuivis en couvrant cette main de baisers :
– Il ne faut pas faire attention à ces mauvaises, à ces injustes, à ces odieuses paroles – oui, odieuses ! – qui me sont échappées, l’autre jour, sans raison... Vous voyez bien que je suis encore malade... Je n’avais pas ma tête... C’était un reste de fièvre, de cette fièvre maudite... Non, je vous le jure, je n’ai pas eu conscience de ce que je vous ai dit... Je ne sais même plus ce que je vous ai dit...
– Ne parlons plus de ça !... puisque je n’y pense plus.
J’insistai vivement, pétrissant dans la mienne cette main qu’aucune chaleur n’animait.
– Si... si... vous y pensez toujours, vous y pensez plus que jamais. Quel malheur ! Vous croyez que j’ai voulu vous faire de la peine. Et pourquoi vous eussé-je fait de la peine, ma chère Jeanne ?... Là... voyons !... C’est de la folie ! De la peine à vous, qui avez été si admirable pour moi, qui m’avez soigné avec tant de dévouement... avec tant de... tant d’héroïsme !
– Oh ! d’héroïsme ! fit-elle avec un froid et ironique sourire.
– Oui... oui... d’héroïsme, mon cher petit cœur. Vous avez été héroïque, vous avez été...
Je cherchai un mot plus grandiose, plus formidable et, ne le trouvant pas, je répétai, en remplaçant par des gestes enthousiastes, ce mot qui ne me venait pas à l’esprit :
– Héroïque... héroïque... Vous avez été héroïque... Il n’y pas d’autre mot !...
Je n’étais pas sincère... J’exagérais à plaisir les éloges. Il y avait, je le sentais, dans le ton de ma voix, quelque chose qui sonnait faux. Jeanne ne fut point la dupe de cette comédie, je le vis clairement au regard tout embrumé de mépris qu’elle me jeta dans un haussement d’épaules. Alors, à bout d’arguments attendrissants, à bout d’arguments apologétiques, je ne pus que réitérer, en bégayant :
– C’était un reste de fièvre... Je n’avais pas ma tête...
Pendant quelques secondes, Jeanne, visiblement, s’éjouit de mon embarras. Puis, d’une voix tranquille, elle dit :
– Non, mon ami, vous n’aviez pas la fièvre... Vous étiez, au contraire, dans toute votre raison... Vous m’avez montré, dans un éclair de vérité, le fond de votre nature ingrate et brutale... Vous avez bien fait, et je ne vous en veux pas... Il vaut mieux savoir à quoi s’en tenir sur la véritable pensée des gens... si douloureux, si désillusionnant que cela puisse être... Je préfère votre franchise à cette longue hypocrisie de soumission...
Et, tout à coup, persifleuse, avec des mots qui sortaient de sa bouche, cinglaient comme des coups de fouet :
– La beauté de votre vie !... Je vous ai pris la beauté de votre vie !... Pauvre cher chéri !... Ah ! je suis une bien grande sacrilège !... La beauté de votre vie ! Aussi, pourquoi ne m’avoir pas expliqué qu’il y avait tant de beauté, et si rare, dans votre vie !... Me laisser dans une telle ignorance de cette beauté merveilleuse et sacrée, quelle négligence, mon cher Paul !... Mais maintenant que je la connais, cette beauté de votre vie, ne craignez plus que je vous la prenne à nouveau.
– Oh ! Jeanne, ne raillez pas... ce n’est point généreux... Cela me fait trop de mal !...
– Mais je ne raille pas, mon ami... Je m’accuse, au contraire... Et, sans doute aussi, que j’ai pris la beauté de la vie de votre ami, M. Pierre Lucet !... N’avoir pas respecté l’esthétique – c’est bien l’esthétique, n’est-ce pas ? – de ses chaussettes qui traînaient sur les meubles, de ses pantalons troués, de ses souliers boueux, n’avoir rien compris à toute la beauté de sa crasse, combien je me le reproche !... Ah ! je fus une grande coupable, vraiment !
J’avais le cœur serré de dépit, de colère, de douleur, je ne sais plus... Il me semble bien, pourtant, que j’eusse marché avec plaisir sur ma femme ; oui, je crois que j’aurais eu une sorte de volupté barbare à lui sauter à la gorge, à lui faire rentrer dans la bouche tous ces mots horribles dont elle me poignardait. La renverser, la terrasser, lui imprimer mes genoux sur le ventre, lui frapper le crâne contre l’angle des murs, je me rappelle que j’y songeai un instant. Je parvins à contenir l’effrayante colère qui grondait en moi. Et, m’humiliant plus encore, masquant d’un repentir imbécile tout le désir de meurtre par quoi j’étais remué, je lui dis :
– Vous vous vengez, ma chère Jeanne... Vous avez raison... J’ai eu tort, je vous en demande pardon... Oubliez cette minute de folie... Jeanne, ma chère petite Jeanne, dites-moi que vous l’oubliez.
– Mais certainement, mon ami...
– Dites-le moi mieux que cela.
– Et comment voulez-vous donc que je vous le dise ?
Pas un pli de son visage n’avait bougé... Je compris que mes prières se briseraient contre le mur de son cœur... Je détournai la tête, et restai silencieux.
Alors ma femme reprit sa place devant le petit bureau, au fond de la chambre, entre les deux fenêtres. La nuit tombait, triste comme la mort. Jeanne alluma sa lampe. Et, durant toute la soirée, j’entendis le froissement des notes, le bruit de l’argent compté, le glissement aigre de la plume qui traçait des chiffres. À la fin, mes nerfs se détendirent, et je fondis en larmes.
Au bruit de sanglots que je ne parvenais pas à étouffer complètement dans l’oreiller, Jeanne, sans détourner la tête, me demanda :
– Qu’avez-vous ?... Vous pleurez ?
– Non ! répondis-je.
– Comme vous voudrez ! fit-elle.
Et elle se remit à écrire.
VIII
J’aurais peut-être accepté l’infamie de cette existence monstrueusement égoïste, de cette criminelle et abjecte existence, si contraire à tous mes besoins d’expansion, à tous mes désirs d’unité morale, à toutes mes idées de sociabilité et d’harmonie ; peut-être me serais-je résigné à ces écroulements de mes rêves, et, l’habitude aidant, peut-être serais-je arrivé à n’en pas souffrir, si j’avais trouvé dans la libre possession physique de ma femme une compensation à ces continuels renoncements, et, comment dirais-je cela ? une sorte de récompense pour tout ce que je lui abandonnais lâchement, pour tout ce que je lui sacrifiais honteusement de ma personnalité, de ma conscience, de ma liberté individuelle, qui est, cependant, la seule raison pour quoi il soit amusant de vivre !
Souvent, je me suis posé cette question, et, malgré le remords où me laissait la constatation de mon irrémédiable déchéance, chaque fois je l’ai résolue, dans un sens affirmatif. Oui, je crois bien que je serais allé à l’oubli que donne la volupté, comme un pauvre diable se rue vers ce terrible narcotique, vers cet effrayant endormeur de la souffrance, qu’est l’alcool. Je concevais parfaitement que l’abrutissement consécutif aux violents plaisirs que j’imaginais, et les lourdes cuvées de cette saoulerie de luxures, dont la frénésie croissait en raison de leur inassouvissement, m’eussent permis d’attendre leur retour quotidien, dans l’abolition de ma vie intellectuelle.
Cette suprême ressource, qui m’était le seul lien par quoi j’eusse été retenu à ma femme, puisque celle-ci avait tranché, volontairement, tous les autres, me fut interdite. Non que Jeanne me refusât ce que les juristes, dans leur langage odieux et comique, appellent « le devoir conjugal », et ce que j’appelle, moi, « le devoir humain », délit caractérisé dont j’aurais pu me prévaloir devant la loi. Elle n’en partagea jamais les ivresses, ce qui est pire. Jamais, à un seul moment, je n’eus la joie de voir, de sentir cette chair splendide, si miraculeusement ornée pour l’amour, s’animer sous mes caresses, se réchauffer sous mes baisers, frissonner à l’approche du merveilleux prodige. Baisers, caresses, spasmes, elle les subissait, ainsi qu’on subit la visite de quelque importun ou indifférent voisin. L’acte d’amour lui était insupportable, non comme une souffrance, mais comme un de ces mille petits ennuis coutumiers à la vie domestique, qu’on accueille avec de menues impatiences, de menus dépits, sans révoltes, sans cris de colère, et qui font dire aux yeux résignés, à la bouche chargée de moues, au front plissé : « Comme c’est embêtant !... Mais, puisqu’il le faut ! » De cela, je souffris cruellement, plus, peut-être, que de tous mes rêves évanouis.
Je considère la volupté, non seulement comme un des plus impérieux droits de l’homme, mais surtout comme un de ses plus hauts, de ses plus sacrés devoirs. La nature a compris admirablement que la Vie doit se transmettre dans une magnifique exaltation de tout l’être vers l’infini. C’est par la volupté seule que l’homme, véritablement, connaît l’idéal suprême, et qu’il atteint, dans la minute inoubliable, à ce qu’il peut y avoir de mystérieux, de formidable, de divin dans sa destinée et dans sa mission de créature vivante. En lui réside le dépôt sacré du germe, dont il doit un compte sévère à l’Espèce.
Je tentai d’amener Jeanne à la compréhension de la vie sexuelle. Je lui montrai la nature toute entière pâmée pour le divin aiguillon du désir. Je lui expliquai l’instinct qui pousse le mâle vers la femelle, et qui les accouple et qui les complète, éternel vainqueur de la mort. Elle ne fit que hausser les épaules. Je lui dis :
– De même que les abeilles et les papillons fuient les fleurs stériles, de même Dieu se détourne des créatures qui n’ont point été réjouies dans leur sexe. Elles sont maudites.
– Oh ! ne mêlez point Dieu à ces saletés-là ! fit-elle.
Alors, je tentai d’exalter ses sens par la représentation d’images voluptueuses, par des lectures passionnées si puissantes sur l’esprit des femmes. J’eus recours aux caresses les plus étranges, aux baisers les plus savants. Elle resta de marbre, étonnée de ces manœuvres pour lesquelles elle manifestait plus de mépris que de dégoût. Elle ne s’en trouvait pas souillée dans son âme, dans sa chair, car elle était sans pudeur ; elle s’en trouvait – comment dire ? – ridiculisée... Un jour que je mettais à la convaincre une frénésie presque ordurière, elle éclata, tout d’un coup, d’un rire nerveux, d’un rire qui dura longtemps, et quand le rire s’éteignit, elle me dit :
– Ah ! mon pauvre ami !... Si vous aviez pu vous voir dans une glace !... Que vous étiez comique !... Que vous étiez laid !...
J’ai renoncé à faire vibrer ce corps inerte, dont aucune chaleur, jamais, ne réchauffera l’insensibilité de marbre. La vue de sa beauté m’est odieuse, aujourd’hui. Elle me répugne et me fait peur comme une monstruosité.
Quelquefois, étonnée de la réserve que je garde maintenant vis-à-vis d’elle, elle vient s’offrir. Mais elle est sans passion ; le plaisir n’obscurcit pas une seule minute, de son voile humide, ses yeux calculateurs qui semblent me dire :
– Si je fais cela, c’est pour que tu n’ailles pas chercher ailleurs un plaisir que tu paierais peut-être...
Elle sauvegarde la caisse, voilà tout !
Une fois, comme je la repoussais, elle a voulu, telle une prostituée, me retenir par des caresses anormales, que je lui avais apprises, et j’ai supporté le supplice de les subir vainement, pour me payer la joie affreuse, l’immense et affreuse joie, de la mépriser, de la haïr...